Je comprends ma peinture comme une interrogation sur l'être, ou plutôt une rencontre avec l'être, qui tient à la fois de la fabrication et de l'heur. La toile peinte correspond à l'aboutissement [transitoire] du désir au travail dans la matière picturale – elle est un processus sédimenté [un être devenu].

Au départ [au commencement...], la toile est un silence indéterminé. Le désir s'y produit comme une intentionnalité vague, qui provoque ce silence afin de l'amener à l'expression – de lui donner la parole.
Peindre, c'est, pour moi, chercher à faire coïncider ce que vise le désir et ce que la matière permet [c'est donner une chair au désir]. Lorsque je peins, j'essaie d'être attentif à ce qui se passe au cours du travail, afin de lui permettre de soutenir le désir dans sa trouée vers la forme. Il ne s'agit pas tant d'une mise en retrait que d'une mise à l'écoute.
Chaque fois, la peinture tend à réaliser une harmonie qui se présente avec la même évidence qu'un être en première personne. [La toile est un être humain symbolique et artificiel – chiropoïète]. Elle adhère au mythe de la singularité, non pas en tant qu'originalité, mais en tant que capacité à tenir la place de sujet parlant. La toile peinte tend selon moi à l'achèvement d'un être singulier [inachèvement] et peindre, c'est me mettre au service de cette possible singularité.
Ceci demande de développer une écoute dont l'organe réside dans le travail de la matière picturale [peindre est un « se faire »]. Par le pinceau – par les instruments qui tracent – le désir investit la couleur, les pigments, les liants, les colles qui font la chair du tableau. Par le pinceau, il s'agit de donner la parole à la peinture [amener la peinture à l'expression], c'est-à-dire de créer la béance : la toile peinte ne peut parler que si elle forme ouverture, béance, bouche.
La toile vierge du commencement n'est donc pas à proprement parler un vide.
Le vide, la trouée, ce par quoi pourra parler la peinture [l'organe de sa parole], c'est au contraire le résultat. La fabrication du tableau consiste précisément à pratiquer cette ouverture dans l'épaisseur de sa chair, à ouvrir la fente par où pourra surgir l'être.
La toile peinte s'assimile alors à une bouche symbolique [organe de la parole et de la saveur] qui parle pour autant qu'elle met la réalité en perce. Elle accède à la parole si le travail réussit à laisser venir ce qui parle en elle [le désir qui l'a façonnée]. Peindre requiert pour cela de garder le fil du désir initial, et s'apparente à écrire et suivre l'histoire de ce désir [peindre, c'est faire – poétiser – le désir].
La toile peinte est enfin un faire devenu, un devenir révélé. La parole qu'elle manifeste y offre à la rumination le devenir de l'être comme expression du désir : le désir se produit dans le devenir du tableau [advient et s'y met en scène]. Là où parle la toile, il y a écoute, il y a rencontre. La toile est dialogue [dialectique].
La toile accède à l'expression à l'occasion d'une rencontre de singularité à singularité [chair à chair]. Dans cette rencontre, la toile peinte offre à la manducation la saveur de l'être. A manducation symbolique, bouche symbolique : l'organe de cette manducation est l'œil – et par l'œil l'être entier, la chair entière. A la bouche qui parle répond la bouche qui goûte. Cette rencontre est l'histoire continuée du désir.

Ma peinture, si l'occasion lui est donnée de parler, voudrait donner l'être à goûter.