L’homme finit toujours par réclamer sa laisse. La liberté est insupportable, l’air grise et la griserie fait chier. Toutes les pores, toutes les ouvertures du corps s’ouvrent, béent, expulsent ce qu’il y a de consistant dans les recoins de l’âme, de la peur, pour avoir quelque chose de tangible à portée de main, de vue, et lorsqu’on est libre, rien n’est tangible que soi-même. Le monde s’effrite pour devenir un champ vierge et vide et vaste, où tout est possible. Rien n’est réel comme l’instabilité du monde et la liberté met face à cette vacuité. Pour la combler, deux solutions. La fuite ou l’aveuglement.
Le vide est intenable et c’est pour cela qu’on fait sous soi. Pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Qu’importe ce qu’on largue, ce dont on leste sa culotte. L’essentiel est d’avoir un boulet qui ralentit et entrave l’essor, quelque chose qui ramène vers le sol et nous rappelle que quelque chose d’autre que nous-même existe – pour n’être plus seul au monde. Comme si le fait de décoller allait allait séparer le corps et l’âme pour de bon. Face à l’angoisse du vide, qui saisit lorsqu’on prend conscience que le monde n’est rien, ou pire, pas grand-chose, la crotte qu’on lâche dans sa peur est l’indice d’un monde réel, tangible, le pôle de matière auquel on peut se raccrocher, le quelque chose qui fait que l’on n’est pas seul. Ce qui nous rappelle et nous conforte dans l’idée que nous sommes, ce qui nous permet de garder une conscience de soi (une conscience extérieure). Chier, c’est laisser sa trace dans le monde extérieur, prendre conscience de soi, constater sa propre causalité à travers les effets que l’on est capable de produire (de soi-même). Dans la peur, j’ai fait mon gros popo, et cela m’a rassuré.
C’est par là que je reviens à cette histoire de laisse.
[Note :
En réalité, on ne se reconnaît jamais dans l’autre, mais dans sa propre crotte.]
Pour être libre, il faut traverser l’humilité du chier-sous-soi, du faire-dans-sa-culotte.
[Note : Pourquoi y a-t-il/Comment se fait-il qu’il y a quelque chose plutôt que rien ? Parce que j’ai chié dans ma culotte.
La catégorie métaphysique de la causalité résulte du besoin (du gros besoin) de l’homme de laisser quelque chose derrière lui-même. L’énigme de l’altérité (sphinx) s’élabore sur cette perplexité intime qui résulte de la découverte que, si la cause enferme l’effet ou la connaissance de l’effet celle de sa cause… Je produis, cause, de l’autre parce que je suis agi par autre que moi.
Le pas laissé dans le sable est angoissant parce que c’est un creux, un vide, un manque, alors que la motte excrémentielle est un plein, un quelque chose. Ergo, il est plus angoissant de laisser une trace de pas qu’un étron derrière soi.]
Autrement dit, il est narcissiquement plus satisfaisant de maîtriser ses sphincter – de sphinx – que d’être libre. C’est pour cette raison que l’on préfère ses chaînes, ses laisses, ses entraves, à l’aspiration du vide de la liberté, parce que celle-ci oblige à traverser l’angoisse du vide, où l’image transitoire de soi que l’on met à la place du monde qui disparaît est ce dans quoi nul ne souhaite se reconnaître à titre de cause. Car si la cause renferme l’effet comme le corps – l’homme – renferme sa merde, alors la connaissance de la merde enferme la connaissance de celui qui l’a produite – causée.
Sans compter que l’image du mort comme peuvent l’être la merde ou le cadavre – autrement dit ce qu’on laisse derrière soi – présente quelque chose de plus vivant que ce que l’on appelle vie présente en général, à savoir une inertie qui équivaut un glissement (sans résistance) vers la mort.
Les excréments et le cadavre vivent d’une vie qui n’est plus jugulée (par la conscience) par la maîtrise consciente de l’homme vivant. Ce qui s’échappe de l’homme et lui échappe vit d’une vie autonome, indépendante, impossible à surmonter, à dominer (et combien plus fertile que la vie consciente !). La conscience est l’écran létal où vient achopper la vie. Le moi, avec sa prétention à la maîtrise, interdit à la vie de prendre le pas sur lui, de le traverser, de s’emparer de lui à la façon dont elle traverse et s’empare de la merde et du cadavre.
Le narcissisme vise à figer sous une forme éternelle, c’est-à-dire morte et inerte, l’image d’un vie dont le moi soit cause. Or la vie est sans cause, et il n’y a que sa surface morte, son empreinte figée qui puisse parvenir au statut d’image. Le soi idéal, comme image, est une telle image, une figure morte autrement dit, car la vie n’est jamais formulable en première personne (du singulier du moins). La vie est ce qui traverse le sujet et, comme telle, qui l’arrache à sa prétention de dominer la vie. Chier, c’est faire l’aveu (contre soi-même conscient et maître) de cette traversée du sujet par une vie qui se sert de lui pour se répandre, croître, exulter.
Dans la défécation – comme fonction ultime, terminale de l’organisme – le sujet fait l’expérience d’une dimension fondamentale de son être : il a, par rapport à la vie la même fonction, strictement, que la merde ou le cadavre, celle de permettre à la vie de continuer à circuler. De ce point de vue, la reproduction sexuée est bien la même chose, et place l’individu humain dans la même situation, celle de transmettre une vie qui se fraye une voie à travers lui vers l’autre (une vie qui se dérobe à tout contrôle).
Seule la vie est éternelle, parce qu’elle est en flux continu.
La conscience est comme un coup d’arrêt, le moi la tentation permanente de faire obstacle à la vie. Apprendre à maîtriser ses sphincters (à faire taire le sphinx), avoir réponse au sphinx, avoir raison du sphinx, c’est arrêter la vie, la capturer, l’immobiliser dans un équivalent formel et mort (vide) de la vie. Mais la vie est sans équivalent.
[Note : Dans la digestion, le sujet n’est que l’instrument d’un processus qui se fait à son insu.]
Le sphinx est l’image de cette énigme qui parle à travers moi et se pose en travers de la route qui mène à la transgression contre la vie elle-même. Dans la réalisation de l’inceste se réalise le crime ultime contre la vie, l’arrêt final de la vie, se réalise le fantasme de la « causa sui » : être cause de sa propre vie, c’est-à-dire maîtriser la vie (à travers la figure de sa propre origine : la matrice maternelle, le plaisir de la mère. Puisque c’est dans le plaisir que la femme devient mère, l’inceste réalise la captation de la maternité en réalisant la captation du plaisir de la mère).
Retenir les sphincters (= maîtriser le sphinx), est-ce alors empêcher le sphinx de parler, d’interdire ce retour à l’origine où se réalise l’abomination contre la vie ?]